Je suis trois

Il fut un temps où je courais les 5 à 7 appareil photo au cou, crayons à la main et calepin sous le bras. J’interviewais les designers d’ici, critiquais les dernières collections, rentrais tard, me levais à midi les week-ends pour ensuite me refaire une manucure en lisant mon Elle Québec… J’accrochais le vernis toujours humide en tournant les pages de mon magazine, ce qui me condamnait à recommencer. Mon plus gros souci du dimanche matin.

Puis, je suis devenue maman.

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Dès lors, un fantasme ne cesse de me hanter…Une lubie comme ça, juste pour le plaisir. Irréalisable, mais tellement agréable à imaginer. Se dénicher un petit appartement pour m’y réfugier quand je n’en peux plus des couches puantes, des bavettes à javelliser, des grenouillères souillés et de l’odeur persistante du lait caillé sur mes chandails. Un petit paradis, juste l’autre coté du mur, constitué d’une kitchenette, d’une salle de bain avec baignoire, d’un mini-réfrigérateur et d’un lit une place bien calé contre une table de chevet accueillant un bon livre. Un havre de paix me permettant de rêvasser à souhait, m’autorisant la liberté de me retrouver seule dans mes pensées, celles que mon garçon est en train de tout chambouler : mes nuits, ma vie de couple, ma libido, mes grâces matinées et mon habituel plaisir à prendre soin de moi. Mes lectures pré-accouchement et les nombreuses histoires racontées – trois fois plutôt qu’une – par mes copines m’avaient bien mise en garde sur le manque de sommeil, de romance et de temps en solo, mais en pratique, dans ma vie, ça veut dire quoi?

Ça veut dire qu’avant de prendre ma douche et de répondre à mes besoins les plus fondamentaux, il faut que je demande le consentement de l’autre, le père. Si je veux recevoir l’approbation de ce dernier, la demande doit se formuler sous forme de suggestion : ‘Penses-tu que je peux prendre ma douche ?’ plutôt qu’une simple affirmation informant l’autre de ma prochaine destination. Je peux également mettre aux oubliettes le loisir d’un jogging matinal accompagné uniquement de mes baladeurs. Oui, car désormais, il faut trimballer une poussette en tout temps et avoir un objectif précis : calmer un enfant en pleurs. Un rendez-vous pour aller me faire épiler les jambes? Impossible! Un trop gros luxe! Il faut donc troquer mon luxe, mes beaux petits plaisirs avec l’autre, le père, contre du temps dans son atelier. Également utopique de penser qu’il sera possible de me divertir tout en perdant mes cinquante-six livres : je me garde une certaine retenue quant aux mérites des fameux cours de cardio-poussette. Courir les pistes cyclables en ayant l’air d’une gang de désynchronisées chantant en cœur ‘gauche – droite – gauche – droite’, en essayant de replacer l’attache-suce de garçon sans se faire happer par la poussette de derrière pourrait être une discipline qualifiable aux olympiques. Ah oui, sans oublier qu’une fois les livres perdues, la joie ressentie de pouvoir reporter mes anciens vêtements est vite repoussée du revers de la main : un maigre dix morceaux permettent de se sortir un sein à tout moment pour allaiter sans se déshabiller au complet.

L’avertissement sonore prolongé, accompagné de gesticules peu candides de la petite Civic bien collée sur mon pare-choc arrière, m’informe que la lumière est verte, ce qui chasse mes pensées et laisse place à une accélération féroce.

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Samedi matin, Marianne fait son entrée dans le quatre et demi de la rue Berri appartenant à Stéphanie, gestionnaire de publicité d’une boite branchée. Essoufflée et cellulaire en main, Marianne envoie un texto pour informer l’autre des dernières consignes relatives au prochain boire de leur enfant. En fermant son cellulaire, elle jette un coup d’œil au miroir qui décorait le portique sans-sac à -couches-aux-allures-modernes. S’est-elle peignée avant de partir ? Celles qui ont déjà accouché connaissent les complications reliées à la perte de leurs cheveux. Impossible de se faire une mise en plis, surtout quand la repousse des cheveux totalise à peine deux centimètres de haut couronnant le long du front. Malgré les protestations de ses proches qui la suppliaient de s’en départir, elle enfila sa tuque porte-bonheur et rangea son carnet au font de son fourre-tout. En plus de lui retenir ses tifs indomptables, la précieuse tuque prévenait l’arrivée d’une tempête intérieure.

– Steph ? C’est moi ! Sa voix s’entremêlant aux jets de la douche.

– Déjà ?

– Tu as de la chance, aujourd’hui, le monde m’appartiens en ta. J’aurai pu facilement être ici vers 7 h !

– Ha, ben là, tu aurais surpris ma conquête d’hier soir ! Ma chum, c’était sans aucun doute la plus belle nuit blanche de l’année !

– Nuit blanche, hein ! Marianne laisse échapper un long soupir, sa jalousie évidente transparaissant à travers le roulement de ses yeux. Sache que mes nuits blanches ne sont plus dédiées a faire l’amour ni à jaser avec l’homme de ma vie, mais plutôt à écouter pleurer un enfant inconsolable. Et si par miracle, garçon dort plus de trois heures consécutives, je me réveille en sursaut et je vais vérifier s’il respire toujours. Game over. Avec un peu de chance, je retrouverai mon couple dans 15 ans.

– T’exagères Marianne ! J’enfile mon jean et j’arrive !

– Anyway, même si une nuit blanche me venait à l’esprit, mes points de suture qui tirent toujours mon entrejambe, mes mamelons gercés et un poupon accroché à mes seins n’aident aucunement ma libido à grimper. La dernière chose dont j’ai envie c’est de me faire succionner quoi que ce soit! Sérieux, j’pense que la seule fois où j’ai si peu dormi, c’était au festival de Woodstock, y’a deux ans… Pis les boires aux heures, c’était plutôt moi qui les prenait.

– Sais-tu qu’il est juste neuf heures? Habituellement, notre séance de on-se-vide-le-cœur ne débute jamais avant midi et minimalement après un verre… C’est pas vrai… ! Tu portes encore cette affreuse tuque même en juin ? Viens, t’as vraiment besoin d’un café Baileys !

– Oublis-ça, faut que je pompe dans 2 heures, pas d’alcool d’ici là. Tu vois comme c’est pratique l’allaitement… Un don de la vie, ils disent. Je ne sais pas ce que je donnerais pour être dans tes souliers aujourd’hui. Sans blague, si y’en a une qui est au-devant des tendances, c’est bien toi … Elle laisse encore une fois échapper un long soupir et cale sa tuque jusqu’à sa nuque.

– Bon, j’ai compris que ce n’est pas aujourd’hui que je peux me plaindre de ma cellulite ou de ma fatigue passagère sans me faire lancer un regard fulgurant et des phrases assassines, hein ?

– T’as tout compris ! Si l’envie t’prend, fais-le avec quelqu’un de ton club de jet-set, parce que je ne sais pas ce que je ferais pour goûter, juste aujourd’hui, à liberté dont tu jouis, comprends-tu ça maudite chanceuse ?

***

Jamais le balcon arrière, même ensoleillé, n’avait été aussi libérateur. Les fous-rires, la spontanéité, les regards complices des deux amies camouflaient aisément la vue délabrée de l’arrière-Berri. Malgré les odeurs douteuses de la ruelle adjacente, cette bouffée d’air faisait un bien fou à Marianne.

– Steph, faut que je t’avoue quelque chose. J’ai fait quelque chose de honteux, de majeur ; je suis partie.

– J’comprends pas ! Répond Steph en avalant une bouchée de crêpe fraise-banane, t’es là…

– Ma valise est dans le coffre. Je ne pourrai même pas te dire comment la chicane a éclaté. Quelque chose de niaiseux j’imagine, comme d’habitude. Eh bien, ce matin, le ton a monté, des paroles blessantes ont été dites et j’ai ramassé ma brosse à dents, un livre, quelques vêtements avant de m’engouffrer deux heures derrière le volant pour arriver ici.

– T’es allé où ?

– Anywhere… Ce n’est pas tant la chicane que la routine; je suis tannée d’être la blonde de, la mère de, celle qui fait le lavage et qui se tape la vaisselle. Sérieux, pourquoi les tâches que personne n’a envie de faire sont d’emblée associées à la mère. C’est insultant ! Il me reste juste assez d’ego pour m’empêcher de changer mon statut Facebook pour ‘mère-à-boutte’ !

– C’est quoi, y fout rien ton chum ? Tu veux que je lui parle, j’peux ben…

– Non, non… C’est pas lui. Je sais que c’est stupide, mais je suis toute seule avec mes petits et grands drames. Avant, je contrôlais tout, je gérais ma vie comme une petite PME en combinant un emploi à temps plein, cours de soir, écriture d’un blog, gym assidu, vie sociale archi-remplie, vie amoureuse épanouie. Maintenant, je consacre les 24 heures de chaque journée à nourrir, bercer, amuser et changer un bébé. Bye-bye mes repères, disons que j’en ai pris un coup et mon besoin d’être productive aussi. C’est moi qui ne vis pas bien la transition. Rien à faire : je suis prise au piège.

***

À l’heure du plein soleil, j’emménage dans l’appartement de la rue Berri, au moins le temps d’une nuit. Mademoiselle jet-set détient l’excuse parfaite pour revoir monsieur-nuit-blanche, ce qui fait bien son bonheur.

Ma main plonge au creux du fourre-tout pour en ressortir mon carnet. Ce rituel date de 2007; chaque page écrite et chaque embryon d’idée sont accompagnés du port de ma tuque, qui j’en suis persuadée, me permet de contenir toutes mes idées au chaud. Tout y est; de ma liste d’épicerie à la colère ressentie à la suite d’une mésentente, la peine vécue lorsque je ne me sens pas assez performante, la couleur de mes prochaines mèches, jusqu’aux premiers 376 mots écrits hier après-midi. Oui, juste quelques lignes, pas par manque d’inspiration, mais plutôt parce que les siestes de garçon sont assez short and sweet, merci. L’après-midi me permet de terminer la rédaction. Un résultat pêle-mêle et décousu : parfait.

Page 102 : Leçon nouvelle maman, jour 253

« Tu as tout ce qu’il faut ». Sept mots que je me répète quand je m’aperçois que ma gorge est serrée. Charmant petit signal interne m’informant qu’il y a quelque chose qui ne passe pas. Depuis hier, la difficulté d’accepter qu’il soit complètement normal de me trouver incompétente, me sentir seule, me comparer et chercher l’approbation de l’autre est restée coincée dans ma gorge. Sept mots qui me rappellent que quelque part se trouve la force, la persévérance, la foi, le courage et le talent pour venir à bout des situations difficiles. C’est vrai qu’avoir un enfant a changé ma vie d’une façon inimaginable, que je fais des choses que je n’aurais jamais pensé faire avant… Aujourd’hui, par exemple, j’ai fais la mère-buissonnière. Évasion temporaire inconfortable et inhabituelle, mais tellement libératrice.

***

Une vibration provenant du fond du fourre-tout interrompt ma rédaction et m’alerte de l’arrivée d’un message texte… Trois mots qui ne composent ni une question ni une suggestion, mais bien une affirmation confirmant ma prochaine destination : « On t’attend. »

Suite. Page 102 : Leçon nouvelle maman, jour 253

Je trouverai le temps de finir ma rédaction au fil des prochains jours, qui seront eux aussi, parsemés de défis. Surement pas le genre de défis dont Steph rêve de m’entendre jaser lors de notre prochain déjeuner, entre deux histoires de baise ou de gars qui ne rappellent pas. Mais plutôt des défis de maman. Parce que c’est ce que je suis.

Sourire en coin, une vague de chaleur enrobe mon cœur. Malgré le besoin de ventiler, parler de qui je suis sans culpabilité, me savoir importante et attendue, ça vaut de l’or. « Tu as tout ce qu’il faut » : je crois l’avoir toujours su, cependant je l’ai souvent oublié. Rebroussant chemin vers la maison, derrière le volant, les fenêtres baissées, je tends ma tuque au vent qui l’emporte au loin, tout comme ma tempête intérieure.

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